Programme scientifique
Cinémas et cinéphilies populaires dans la France d'après-guerre
Nous proposons d'explorer les cinémas et les cinéphilies populaires dans la France d'après-guerre, de 1945 à la fin des années 50, période qui correspond aux pics de fréquentation des salles de cinéma en France. Pour ce faire, nous utiliserons des sources encore pas ou peu étudiées en France : d'une part les films populaires de l'époque, identifiables grâce aux chiffres du Centre National du Cinéma (CNC) concernant les entrées en salles, d'autre part les magazines populaires de cinéma, dont nous proposons de compléter l'indexation à peine commencée, à travers la constitution d'une base de données. L'étude des stars, des genres et des films les plus populaires permettra de combler un manque dans la recherche française, qui s'est peu intéressée au cinéma et aux pratiques spectatorielles d'une période rejetée dans l'ombre dès les années 1960 par la cinéphilie savante et par l'émergence sur les écrans de la Nouvelle Vague. De plus, cette recherche peut déboucher sur d'utiles comparaisons avec les pays anglophones en particulier, où l'indexation des magazines populaires et l'analyse des représentations et de la réception des cinémas populaires ont été largement entamées.
1945-1958: la période de plus haute fréquentation
La période d'après-guerre en France est marquée par deux pics de fréquentation : 1947 et 1957, avec plus de 400 millions d'entrées. De plus, la création du festival de Cannes en 1946 contribue à donner au cinéma en France une visibilité médiatique nouvelle.
La périodisation proposée est justifiée par le fait que 1945 correspond à la fin de la guerre, avec un retour des spectateurs dans les salles, à nouveau approvisionnées en films de toute origine (en particulier américains), et 1958 est la dernière année en France où le cinéma populaire règne sans partage sur les écrans : 1959 marque la naissance – officialisée au festival de Cannes – de la Nouvelle Vague, c'est-à-dire du cinéma d'auteur destiné à une élite cultivée, cinéma aidé par les pouvoirs publics à travers la commission d'avance sur recettes créée par le tout nouveau ministère de la Culture.
La période 1945-1958 est également marquée par de forts enjeux politiques nationaux et internationaux qui s'expriment sur le terrain du cinéma mais dépassent largement ce domaine. «L'invasion» des écrans français par les films hollywoodiens à la Libération, la signature des accords Blum-Byrnes en 1946, donnant une large place aux films américains sur les écrans français en échange de crédits américains pour le reconstruction du pays (préfiguration du plan Marshall), la bataille qui s'ensuit dans les milieux professionnels et dans l'opinion pour «sauver le cinéma français» et qui aboutit au vote en 1948 de la première loi d'aide au cinéma français, matrice du système actuel: tout cela fait de cette période un moment crucial de l'histoire économique, institutionnelle et culturelle du cinéma français. La loi de 1948 a non seulement permis une modernisation de l'appareil de production, elle a aussi installé le cinéma français comme un vecteur privilégié de l'identité nationale.
Une société fortement conflictuelle
Cette centralité culturelle du cinéma dans la société française s'installe dans un contexte social et politique conflictuel et contrasté : antagonismes liés à la guerre froide, conflits coloniaux, instabilité politique, mais aussi modernisation à marche forcée, début des Trente glorieuses, entrée dans la société de consommation; instauration du suffrage universel sans restriction de sexe, parution du Deuxième Sexe (1949), mais aussi politique nataliste (allocation de salaire unique, répression de l'avortement) et reprise en mains patriarcale ; immobilisme des rapports intergénérationnels et délinquance juvénile; pénétration de la culture américaine (jazz, cinéma, série noire) et crispation sur l'identité nationale.
Contrairement à ce qu'a laissé croire la doxa cinéphilique, les années 1950 ne sont pas une période immobile et grise, entre « l'âge d'or » du cinéma français (1935-1945) et la Nouvelle Vague ; notre propos est de restituer toute la complexité de cette période, dans sa dimension populaire et dans sa dimension cosmopolite.
Des approches pluridisciplinaires pour explorer l'imaginaire collectif
Nous proposons de mettre à contribution l'économie, l'histoire culturelle, la sociologie, l'anthropologie, les cultural studies, les gender studies et les star studies pour explorer le cinéma populaire dans toutes ses composantes (films, genres, stars) et la construction des goûts cinématographiques ordinaires. Ce qui suppose de s'intéresser non seulement au cinéma français mais à toutes les cinématographies populaires auprès du public français de l'époque (en particulier le cinéma hollywoodien, mais aussi les cinémas italien, britannique, etc.), qui co-existent pour le public populaire dans des logiques de complémentarité plutôt que de rivalité (loin des polémiques qui alimentent la cinéphilie savante, la presse corporative et les milieux politiques). En articulant l'analyse de la production, de la distribution, de l'exploitation, de la fréquentation, ainsi que les représentations filmiques et leur réception, nous tenterons de comprendre les enjeux de ce cinéma populaire dans la société française de l'après-guerre.
Nous proposons d'exhumer un corpus de films extrêmement varié qui a constitué la culture commune de la société française après-guerre, et à travers lesquels s'est construit l'imaginaire collectif de la nation, à un moment clef de son histoire : c'est à travers des films, des genres et des stars soumis à l'appréciation de millions de spectateurs que se discutent et se négocient les questions conflictuelles de l'après-guerre, aussi bien dans la sphère privée que dans la sphère publique ; le goût pour le cinéma met en jeu à la fois des affects, des préférences culturelles et des questions d'éthique, comme on peut le voir dans le courrier des lecteurs des magazines populaires : les films sont des «leçons de vie» (Jullier et Leveratto, 2008) pour les spectateurs ordinaires, et l'amour pour les stars de cinéma est aussi la façon la plus courante à l'époque de se construire des modèles, en particulier pour les jeunes spectateurs/trices.
Rendre accessibles des sources négligées: les magazines populaires
Notre projet a également pour but de rendre visibles et utilisables des sources qui, sinon, risquent de disparaître : en effet l'absence d'intérêt des institutions de recherche pour les films et les magazines populaires met en danger leur conservation même : les collections de magazines sont dispersées, incomplètes, inutilisables parce que non indexées ; les films sont aussi des matériaux extrêmement fragiles et seule la volonté des chercheurs de les étudier peut inciter les cinémathèques à les conserver et à les montrer. Face à la masse de documents (film et non film) à conserver, le travail des chercheurs est un puissant levier pour établir des priorités. L'accord passé d'une part avec la Cinémathèque universitaire basée à Paris 3 (qui possède des fonds film et non film d'une grande richesse sur la période qui nous intéresse), d'autre part avec la Bibliothèque universitaire de Bordeaux 3 (qui accueillera sur son site la base de données d'indexation des magazines populaires), assure à cette entreprise une pérennité.
Changer de paradigme dans la recherche en cinéma
Le changement radical d'optique que notre projet propose par rapport au paradigme esthétique et auteuriste dominant dans les études cinématographiques en France, correspond aussi à un cultural turn : loin de la vision manichéenne héritée de l'école de Francfort qui voit dans la « culture de masse » un instrument d'aliénation des dominé-e-s, nous proposons d'explorer la richesse et la complexité du cinéma populaire et d'en étudier les usages sociaux dans toute leur diversité, pour comprendre de quoi est fait l'imaginaire social de l'époque, quelles sont les contradictions récurrentes que laissent affleurer les films populaires et comment elles sont résolues dans ces grands fantasmes collectifs que sont les films et les stars. Autrement dit, il s'agit pour nous de prendre au sérieux les goûts cinématographiques du plus grand nombre, d'en dessiner une cartographie et d'en comprendre les enjeux. Si le cinéma d'après-guerre en France nous a semblé le corpus idéal pour expérimenter cette démarche, il va sans dire qu'elle est applicable à d'autres périodes et à d'autres objets culturels.